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Qui a tué mon père ?

© Jean-Louis Fernandez.

Texte Édouard Louis, mise en scène et jeu Stanislas Nordey – à La Colline Théâtre National.

C’est une lettre au père adressée par l’auteur à son propre père, une histoire de vie comme trame de l’écriture. Le père est une synthèse de ceux qu’on appelle aujourd’hui les invisibles, ceux qui n’ont pas la parole, à qui on ne la donne pas et qui se résume ici par milieu ouvrier, pauvreté et alcool. « Tu avais toujours cette peur d’être différent des autres à cause du manque d’argent, tu le répétais… » Au-delà du schéma tracé de la vie et des stéréotypes avec leurs critères du masculin/féminin définissant le cahier des charges de chacun, Édouard Louis, qui déserte assez tôt l’environnement familial, le dessine ici à petites touches. « Est-ce que tu m’avais déjà transmis le sens de notre place au monde ? » questionne-t-il.

Son récit est une tentative pour comprendre les mécanismes de transmission, quand les valeurs de l’un sont éloignées de celles de l’autre et obligent à une mise à l’écart réciproque, quand la violence sociale est à fleur de peau, et l’exclusion souffrance quotidienne. Édouard Louis par l’écriture, dit à son père tout ce qui ne pouvait pas se dire. Il met sous son scalpel l’histoire de la génération précédente et cherche les justifications, notamment le grand-père qui quitte le foyer, laissant sa femme seule : « Ta mère se retrouvait seule avec six ou sept enfants, elle n’avait pas fait d’études, elle ne pouvait pas trouver de travail. »

Et il étudie les rouages de la violence symbolique nommée par Pierre Bourdieu et Jean-Claude Passeron La Reproduction, qui distille, pour ceux qui restent sur les bas-côtés, un sentiment d’infériorité et d’insignifiance. On y passe sans transition « de l’enfance à l’épuisement et à la préparation à la mort, sans avoir le droit aux quelques années d’oubli et de la réalité que les autres appellent la jeunesse. » Dans ce milieu-là on ne fait pas d’étude, il faut très tôt gagner un salaire en allant à l’usine, de père en fils. Il faut « sortir de l’école le plus vite possible pour prouver sa force aux autres. » En même temps l’école est désignée par Bourdieu, dans Les Héritiers, comme l’institution reproduisant les inégalités. Dans son récit, Édouard Louis le constate, par l’absence de réponses aux questions qu’il pose à son père : « Tu avais honte parce que je te confrontais à la culture scolaire, celle qui t’avait exclu, qui n’avait pas voulu de toi. »

L’accident de travail qui intervient dans la vie du père et provoque le retour du fils ouvre sur un besoin de compréhension et une nécessité de réparation. Le fils peine à reconnaître le père : « Je t’ai regardé, j’essayais de lire les années passées loin de toi, sur ton visage. » Puis il comprend l’ennui qui s’invite dans la vie, « à cause de ton dos broyé par l’usine, de ton dos broyé par la vie qu’on t’avait contraint à vivre… » et « la douleur qui n’a jamais disparu. » Et il montre du doigt les coupables : « L’histoire de ton corps accuse l’histoire politique. » Le texte devient un réquisitoire contre ceux qui ne portent pas assistance à personne en danger, contre les mesures gouvernementales prises au détriment des plus faibles : médicaments non remboursés, fausses propositions de travail, prix de l’essence pour aller au travail. « L’histoire de ta souffrance porte des noms » et il aligne au générique Chirac, Sarkozy, Hollande et Macron. « Tu appartiens à cette catégorie d’humains à qui la politique réserve une mort précoce. » L’intime et l’individuel rejoignent ici le collectif.

 « Quand j’y pense aujourd’hui, j’ai le sentiment que ton existence a été, malgré toi, une existence négative. Tu n’as pas eu d’argent, tu n’as pas pu étudier, tu n’as pas pu voyager, tu n’as pas pu réaliser tes rêves. Il n’y a dans le langage presque que des négations pour exprimer ta vie. » Et pourtant la sensibilité de l’un est vue par l’autre, et le père avait aussi aimé la vie : « Ton père dansait tout le temps ! Partout où il allait. Quand il dansait tout le monde le regardait. J’étais fière que ce soit mon homme ! » disait la mère. Et le texte fait un mouvement de balancier entre le fils et le père. « Ce que j’écris, ce que je dis, ne répond pas aux exigences de la littérature, mais à celle de la nécessité et de l’urgence, à celle du feu » dit Édouard Louis qui avait publié deux romans autobiographiques, En finir avec Eddy Bellegueule et Histoire de la violence. Il fait référence à Peter Handke et à Didier Eribon qui, dans son Retour à Reims monté récemment par Thomas Ostermeier mettait aussi en lumière les mécanismes d’exclusion et la dissolution de la classe ouvrière. Avec Qui a tué mon père Édouard Louis répond à la commande de Stanislas Nordey, ici acteur et metteur en scène.

Seul en scène en ce long monologue le directeur du Théâtre National de Strasbourg porte le texte à son incandescence. Il est assis à une table où pourtant quelqu’un l’écoute. L’image est tellement vivante qu’on n’identifie pas tout de suite un mannequin. À chaque fin de tableau, paraît une autre figure, dans un nouvel endroit du plateau et dans une autre configuration (sculptures Anne Leray, Marie-Cécile Kolly). Cela démultiplie la figure du père, omniprésente et obsessionnelle, et l’image finale où le fils porte le père, sous la neige, est forte. Sur les murs, une image du bourg situé au nord de la France (scénographie Emmanuel Clolus) autour d’un plateau dépouillé.

Le texte d’Édouard Louis participe d’un processus de réconciliation et transforme le père autant que le fils : « Tu as changé du jour au lendemain, un de mes amis dit que ce sont les enfants qui transforment leurs parents, et pas le contraire. » L’énergie solaire, selon Edouard Louis, que dégage Stanislas Nordey y est pour beaucoup. Elle est ici contrôlée et retenue et gagne en densité.

Brigitte Rémer, le 23 mars 2019

Avec Stanislas Nordey – collaboratrice artistique Claire ingrid Cottanceau – scénographie Emmanuel Clolus – lumières Stéphanie Daniel – composition musicale Olivier Mellano – création sonore Grégoire Leymarie – clarinettes Jon Handelsman – sculpturesAnne Leray, Marie-Cécile Kolly – assistanat à la mise en scène Stéphanie Cosserat – décors et costumes Ateliers du Théâtre National de Strasbourg – perruque MTL Perruque – régie générale Thomas Cottereau – Le livre d’Édouard Louis est publié aux Éditions du Seuil.

Du 12 mars au 3 avril 2019, mercredi au samedi à 20h30, mardi à 19h30, dimanche à 15h30 – 15 Rue Malte-Brun, 75020 – métro Gambetta – tél. : 01 44 62 52 52 – site : www.colline.fr